Me
voici donc de nouveau dans la salle d'attente. Ce n'est pas «la»
salle d'attente, mais plutôt une salle d'attente, puisque cette
fois-ci j'attends quelque chose de bien spécifique. Et encore, être
spécifique par rapport à ce que l'on attend est forcément une
erreur, je le vois bien, puisque rien de ce que nous imaginons
n'appartiendra un jour au réel. Mais nous attendons tous quelque
chose, et certains d'entre nous luttons pour que ce quelque chose
soit en accord avec nos envies et donc au plus proche de nos rêves.
Ceux qui ne le font pas, ignorent probablement leurs envies et ont
certainement perdu la capacité de voyager parmi le monde magique de
l'introspection et des idées. Mais il est temps de cesser de
m'occuper de ceux qui ne le font pas. Nos raisons d'être ne sont
sûrement pas semblables, bien qu'elles existent dans tous les cas,
et l'acceptation de ce qui existe se manifeste comme le seul moyen
d'être en harmonie avec la vie. Vivons et laissons vivre, telle est
ma nouvelle maxime sans qu'elle soit mienne. Elle me libère au même
temps qu'elle m'attriste, puisqu'il est douloureux (pour ne pas dire
injuste) que je sois partie du tout sans qu'il ait besoin de moi. À
quoi bon faire partie du tout si ce n'est pas pour le changer, si
c'est uniquement pour l'accepter? Et la voici, la petite voix qui me
dit qu'il ne faut pas aller plus vite que le temps, qu'après avoir
accepté la vérité (sans la connaître complètement, mais quelle
ironie!) aucun changement intérieur aussi bien qu'extérieur, ne me
sera profondement necéssaire.
Que
fais-je dans la potentialité de l'abstrait? Revenons à la salle
d'attente.
Le
soleil pénètre par la fenêtre, la musique m'emballe pendant que les
heures passent, je sens en moi une sorte de plénitude sans qu'il y
ait une raison apparente. Les souvenirs du passé se mèlent avec les
expectatives du futur, sans que cela entraîne aucune angoisse. C'est
plutôt comme qu'une gratitude d'avoir vécu et de vouloir vivre
encore. De temps à autre, je ressens la nécessité d'être
complètement présente: cette sensation peut être accompagnée
uniquement par le besoin d'exister mais aussi parfois par une volonté
de créer. Ou de partager. Je ne le choisis pas, la spontanéité
qu'entoure ces besoins et volontés me laisse penser que mon pouvoir
de contrôler quoi que ce soit est insignifiant. Il faut simplement
agir – ou ne pas agir – lorsqu'ils se manifestent.
Avec
le temps, j'ai appris qu'il est essentiel de se poser des questions,
mais qu'il ne faut pas laisser l'absence de réponses (qui sera
toujours présente) nous empêcher d'agir. Que vais-je faire en Inde?
Qu'attends-je de ce voyage? Surement que j'y ne trouverai pas les
réponses aux questions que je me pose ici dans la salle d'attente.
Mais si l'univers m'a donné des pieds pour que je choisisse un
chemin à parcourir et des yeux pour que je puisse contempler
l'immensité du monde, il me semblerait disgracieux de rester
toujours au même endroit sans rechercher la nouveauté, sans essayer
de comprendre la différence pour enfin pouvoir l'accepter. Je suis
consciente qu'il y a des gens qui se sont lancés exactement dans
cette même quête et qui n'ont pas besoin de voyager pour
s'approcher de la compréhension des mystères de la vie. Mais
voyager, c'est ma façon à moi. À moi et à tant d'autres, et elle
n'est surement pas la seule des façons même pour nous, voyageurs. À
mes yeux et pour l'instant, elle reste sans doute la plus simple,
puisqu'il n'y a rien de plus efficace pour apprendre à se connaître
que d'être loin de tout ce qui nous est familier, que de se donner
la peine de découvrir d'autres réalités dans un monde que
finalement est le nôtre. En voyageant, nous laissons plus facilement
tomber nos préjugés et nos idées reçues, et cela nous approche de
la personne que nous voulons devenir. En restant bloqués dans
l'environnement que nous avons toujours connu, entourés par des gens
qui ont toujours fait partie de nos vies, notre perspective sur le
monde et sur nous mêmes reste malheureusement très limitée.
Pendant quelque temps, j'ai voulu faire de ma vie un voyage
permanent. Mais cela est arrivé, bien sur, avant que je ne commence
à voyager plus régulièrement. Le voyage peut fatiguer et même être
perçu comme une déception. C'est que le monde n'est pas suffisant,
la réalité n'est pas toujours belle et notre rôle jamais clair,
comme nous le souhaiterons. D'où le besoin de revenir à la salle
d'attente en quête de repos et d'équilibre après avoir expérimenté
la réalité écrasante et chaotique de ce monde.
Mais
la salle d'attente n'est pas uniquement un endroit de ressourcement.
Elle peut être tout ce que le monde n'est pas. Elle peut être
l'endroit de la création, bien que le monde soit sa source. Voyager,
ou plus généralement, vivre, pour absorber ce qui est. Pour faire
partie du chaos, pour être confronté à la certitude de que la vie
n'est pas parfaite et qu'il n'y a rien que je puisse faire pour
qu'elle le soit. Et retourner à la salle d'attente, à la magie de
l'introspection, pour deviner ce qui ne suffit pas et ce qui peut
être encore créé.
La
création par l'écriture, ce que je fais en ce moment, me paraît la
façon la plus dangereuse de donner des ailes à ma créativité et
c'est pourquoi je l'évite ces derniers temps. Elle est dangereuse
parce qu'elle est la plus narcissique, pour ne pas dire schizophrène.
Elle se contente d'avoir comme source d'alimentation des mots qui ne
sont autre chose qu'un des langages de la pensée. De mes pensées,
dans ce cas particulier, puisque c'est moi qui écrit. Elle ne
s'appuie jamais sur la réalité concrète, elle est inventée. Et
puis d'autres diront que toutes les formes de création souffrent de
ce problème, mais je ne suis pas d'accord, peut-être parce que j'en
ai expérimenté d'autres et je n'ai pas eu la même sensation que
m'offre l'écriture.
La
photographie reste aussi quelque chose de très personnel: ce que
nous prenons en photo dit beaucoup sur nous mêmes, mais l'objet même
de la photo se trouve en dehors de nous mêmes. L'objet de la photo
existe en réalité, bien que chaque photo ne soit que notre vision
de cette réalité. Nous réduisons la réalité dans l'espace en lui
donnant la forme que nous voulons, mais l'essence de cette réalité
nous ne pouvons pas la changer, elle a été capturée telle qu'elle
est, bien qu'elle ne soit jamais accessible à ceux qui regardent la
photo. Ici, encore, les portes de l'imagination restent bien
ouvertes, sauf pour celui qui a créé cette photographie, puisqu'il
a vécu l'instant capturé – il n'a plus rien à imaginer, mais il
a quelque chose dont se souvenir.
Récemment,
j'ai décidé d'introduire dans ma salle d'attente un instrument.
Cela faisait longtemps que je le voulais, mais mes immersions
constantes dans le monde ne me laissaient pas vraiment le temps de me
dédier à la musique. Et à ce stade, loin encore de savoir ce que
peut être la création musicale, puisque j'en suis qu'à
l'imitation, à la reproduction de ce qui fût créé par d'autres, immergée dans le processus d'apprentissage qui se déroule très
lentement, me paraît-il que la musique est quelque chose de
complètement différent des autres formes de création artistique.
Peut-être parce que je ne la vois pas uniquement comme un art, mais
comme un mélange d'art et de science. Il y a quelque chose de très
mathématique dans le processus d'apprentissage, de très
scientifique. Et parfois je me demande si un jour je vais être
capable de créer de la musique, puisque cela me semble tellement
impossible en ce moment. D'abord suivre les règles, comprendre
comment ça fonctionne, et une fois le fonctionnement acquis, casser
les règles, faire ce que l'on veut, faire ce qui est à nous. C'est
comme ça avec toute forme de création, sauf que les mots nous les
utilisons tous les jours, ils sortent de notre corps, ils sont partie
de nous depuis des longues années – c'est pour moi ce qui rend
facile d'écrire. Les images aussi sont quelque chose d'omniprésent
dans notre vie, depuis que nous existons qu'elles sont là et il nous
suffit d'avoir les yeux ouverts pour que les photos commencent à se
dessiner dans notre mental et un simple clic les immortalise. Et bien
évidemment que l'objet de la musique, le son, est partout aussi. Il
existait même déjà avant les mots, avant le concept d'image. Et
j'ai l'impression qu'en créant de la musique, nous créons quelque
chose de très réel et c'est pourquoi la musique s'éloigne des
autres formes d'art. Elle est plus proche de la vérité, puisque le
son est partout dans la nature. Donner une séquence, un rythme
particulier, une mélodie unique à des sons divers est l'art ou la
science du musicien. Mais des séquences et des rythmes sonores
existent dans l'univers sans que la main humaine soit nécessaire.
J'ose presque dire que la musique a été inventé avant que nous
soyons ici et qu'elle a été un cadeau de la nature – l'invention
des instruments de musique et de toute pièce de musique reste bien
sur le fruit de l'imagination humaine – et que le rôle du
musicien est de développer ce cadeau. Mais s'il est vrai que nous
aimons tous la musique, chacun à sa manière, il est également vrai
que nous ne sommes probablement pas tous capables de la créer à
notre manière (je dis créer, et non pas jouer) – faute de talent
ou de temps, je ne sais pas. Du temps, il me faut surement pour
savoir si j'en suis capable ou pas.
J'amène
donc l'art dans ma salle d'attente, plutôt que la compagnie humaine.
Pourquoi j'en fais ainsi? Je connais très bien la réponse à cette
question mais je n'aime pas la partager, peut-être parce qu'encore
une fois, au plus profond de moi, j'aimerai que la réalité soit
différente. Mais pour être vraie, les gens ne me suffisent pas. Et
pendant longtemps j'ai cru que c'était une caractéristique de ma
personnalité et je me suis sentie coupable pour cela. Mais j'ai
enfin compris que c'est plutôt une caractéristique humaine et que
je n'en suis pour rien. Pourquoi alors y a-t-il des gens qui sont en
contact permanent avec d'autres sans se fatiguer? Sans se sentir
perdus? Sans ressentir parfois un besoin énorme de respirer l'air
pur d'un espace vide de gens? Je n'en sais rien. Mais j'avais dit
qu'il était temps de cesser de m'occuper des autres. Je m'occupe de
moi, maintenant, et ça me semble juste.
Je
me sens bien dans ma salle d'attente puisque je me trouve avec
moi-même et j'ai appris à m'aimer comme je suis. L'amour règne
donc dans ma salle d'attente, mais il est bizarre que cette salle
d'attente ait uniquement une chaise, et que moi je sois sa seule
occupante. Plus que la création, plus que le voyage, plus que mes
idées (toutes ces choses peuvent être vécues seules), j'ai envie
de partager mon amour avec d'autres. C'est une des raisons qui m'a
fait venir habiter chez mes parents. Ma famille a été présente ces
derniers temps et cela a apaisé beaucoup de mes inquiétudes du
passé: le mur qui m’empêchait de partager mon amour avec eux
n'existe plus, et c'est tellement plus beau comme ça. Le fait de me
sentir acceptée et aimée par eux a joué un rôle très important
dans le processus de redécouverte de ma confiance en moi et a donné
pour moi un sens très fort à notre relation. Mais ça reste un
amour un peu imposé même si beau et inconditionnel, puisque je n'ai
pas choisi cette famille.
J'ai
envie maintenant de passer du temps avec les gens que j'ai choisies,
les gens que j'aime sans savoir trop pourquoi et avec qui je crois
pouvoir créer quelque chose d'utile au monde. J'ai de la facilité à
partager mon amour de façon ponctuelle, je donne volontiers mon plus honnête sourire aux gens sans attendre grand chose en retour, mais
ça, ça reste facile à faire quand on aime la vie et qu'on aime
l'humanité en général. Peut-être que l'amour ponctuel ne me
suffit pas, ou peut-être que je ne sais tout simplement pas aimer
encore. Ce qui est vrai, c'est que j'ai toujours soif d'amour, de donner et de recevoir.
L'amour et la liberté sont probablement les valeurs auxquelles je
donne le plus d'importance. Mais j'ai l'impression qu'aucune des deux
ne peut être vécue dans ma salle d'attente.
Vivement
le départ.